Transmission des terres agricoles en Auvergne : un patrimoine en péril

Par Léna LAMBERT

Reprendre une exploitation agricole représente désormais un véritable casse-tête pour les jeunes agriculteurs. Entre le vieillissement des exploitants, les lourdeurs administratives et les difficultés financières, le passage de témoin s’avère complexe. Mathieu Favodon, éleveur bovin dans le Puy-de-Dôme, a repris les terres de son père il y a plusieurs années. Il l’affirme, s’installer aujourd’hui est bien plus compliqué…

Mathieu Favodon est dans son étable et observe ses vaches avec attention.
Mathieu Favodon s’occupe de ses vaches depuis 2005. Crédit : Matilde Got

« Tagada, assis ! » Accompagné de son jeune canidé, Mathieu Favodon, 48 ans, multiplie les va-et-vient dans la cour de sa ferme. Il est 14 heures, et sa journée est bien loin d’être terminée. Levé depuis sept heures du matin, il s’occupe de ses 160 vaches et 134 hectares d’exploitation. Entre deux allers-retours de son tracteur à l’étable, il enlève sa cote et son bonnet et part se réchauffer dans sa maison, située directement sur la ferme. Le temps de se faire couler un café, il remplit sa cheminée de bois puis s’assoit à la table de sa cuisine aux côtés de son père, Bernard Favodon, ancien agriculteur lui aussi.

Éleveur bovin à Saint-Hilaire-la-Croix (Puy-de-Dôme) depuis 2005, Mathieu a repris en partie la ferme familiale et a racheté des terres de son côté. Un pari, alors qu’il voit ses confrères partir au fur et à mesure des années. « En 1970, il y avait 34 paysans sur la commune. Désormais, nous ne sommes plus que sept », constate-t-il entre deux gorgées de café. Effectivement, selon le dernier recensement agricole de l’Agreste (l’organisme des publications du service de la statistique du ministère de l’Agriculture), l’Auvergne-Rhône-Alpes compte en 2020 48 454 exploitations agricoles, contre 214 152 en 1970. Ce phénomène observable au niveau national inquiète : à cette allure, il ne restera plus que 274 600 exploitations sur le territoire métropolitain à l’horizon 2035, contre 389 000 en 2020.

Des agriculteurs de plus en plus âgés

Trouver des repreneurs est effectivement devenu mission impossible. Cela se voit directement sur les chiffres, les agriculteurs auvergnats sont de plus en plus âgés. En 2020, ils sont près de la moitié à avoir 55 ans ou plus dans le Puy-de-Dôme. « J’ai un copain qui travaille avec son père et son oncle. Les deux partent à la retraite donc il se retrouve tout seul. Il ne trouve personne pour reprendre avec lui, donc il va modifier tout son système d’exploitation en réduisant ses productions », explique l’éleveur. Pour d’autres, céder ses terres représente un véritable crève-cœur. Ils sont nombreux à attendre de ne plus pouvoir toucher les aides de la PAC, soit à avoir plus de 67 ans, pour se séparer de leur exploitation.

Bernard Favodon a pour sa part transmis ses terres dans le cadre familial, via une donation-partage. En d’autres termes, il a réparti ses biens entre ses enfants de son vivant. L’ancien agriculteur a attendu ses 70 ans pour réaliser cette transmission, âge au-delà duquel les frais de notaire augmentent considérablement.

« Pour ma part, je n’ai pas encore réfléchi à ça, je suis jeune encore. Je sais tout de même que je veux que la transmission de mes terres ait du sens, en aidant des jeunes à s’installer par exemple », affirme Mathieu Favodon. Du côté des jeunes agriculteurs, les candidats ne sont pas très nombreux. Entre les conditions de travail difficiles et les difficultés administratives auxquelles sont confrontés les exploitants, beaucoup abandonnent leur rêve d’enfant…

Toujours accompagné de son chien Tagada, Mathieu Favodon est debout dans son étable et observe ses vaches.
Mathieu Favodon commence à s’occuper de ses vaches à sept heures tous les matins. Crédit : Matilde Got

Le parcours du combattant des jeunes agriculteurs

Originaire de Bordeaux, Matthias Boyé, 17 ans, est en terminale au lycée agricole Etienne Gautier de Ressins, vers Roanne (Loire). Fils de viticulteur, il a toujours voulu travailler dans les champs : « Je baigne là-dedans depuis petit. Mais moi ce n’est pas le vin qui m’intéresse, je veux travailler avec du vivant ». L’an prochain, le jeune homme aimerait poursuivre ses études en BTS. Son objectif : s’installer à son compte dans cinq ans et avoir ses propres vaches. Passionné, le lycéen est tout de même conscient des difficultés auxquelles il risque de se heurter : « Mon rêve, c’est d’avoir ma propre ferme. Mais rien ne m’assure que je ne jetterai pas l’éponge à la fin de mon apprentissage en étant confronté aux difficultés du métier. »

Effectivement, les contraintes pour s’installer s’accumulent au fil des années, et reprendre une exploitation aujourd’hui est bien plus difficile qu’il y a 20 ou 30 ans. « Lorsque j’ai commencé en 2005, j’étais jeune agriculteur. À l’époque, j’ai eu le droit à un prêt bonifié que j’ai fini de rembourser l’an dernier. Maintenant, ça n’existe plus », affirme Mathieu Favodon.

Effectivement, les jeunes agriculteurs se voient désormais attribuer une somme de départ. Ils doivent alors se fixer des objectifs à atteindre dans les cinq années à venir. En cas d’échec, ils sont contraints de rembourser la somme attribuée. « Et puis, pour beaucoup, l’argent met du temps à arriver et ne tombe dans leur poche qu’après six ou sept ans au lieu de cinq. C’est une somme dont ils ont besoin donc, forcément, c’est décevant », déplore l’éleveur bovin. De l’autre côté, les banques sont frileuses et accordent de moins en moins de prêts. S’installer coûte pourtant de plus en plus cher et les jeunes agriculteurs n’ont pas les capacités financières de racheter les exploitations. Ces dernières, de plus en plus grosses, coûtent effectivement un prix exorbitant.

Une des 160 vaches de Mathieu Favodon. Celle-ci est une charolaise mais il élève également quelques ferrandaises.
Mathieu Favodon élève principalement des charolaises. Crédit : Matilde Got

Le spectre inquiétant de nouveaux acteurs

« Le gros souci aujourd’hui, c’est que les fermes ont grandi. Un jour, le tonton et le père partent à la retraite et le fils se retrouve tout seul sur une exploitation de 250 hectares. Il doit alors racheter plusieurs centaines de milliers d’euros de parts sociales, mais aussi le cheptel, qui vaut parfois bien plus, et le matériel », constate Mathieu Favodon. Effectivement, autre facteur à prendre en compte dans les difficultés pour reprendre les exploitations agricoles : leur taille. En 2020, la Superficie Agricole Utilisée (SAU) moyenne était de 59 hectares, contre 16 hectares en 1970. Les agriculteurs sont donc de moins en moins nombreux et les fermes de plus en plus grosses. Reprendre une exploitation dans ce contexte est désormais quasi impossible.

Les grandes entreprises privées ont bien compris les enjeux de cette modification du paysage agricole. Si les jeunes exploitants n’ont plus les capacités financières pour racheter, ce n’est pas le cas des grands groupes. La concentration du foncier agricole va effectivement de pair avec l’arrivée de nouveaux acteurs dans le domaine. En 2014, la société chinoise Reward a ainsi acheté 900 hectares de terre dans l’Allier avec l’objectif d’ouvrir une chaîne de boulangeries en Chine. L’entreprise a fait faillite depuis, mais les terres sont encore la propriété d’une autre société du patron de Reward.

 
Tout cela questionne, notamment à une époque où la souveraineté alimentaire est présentée comme un objectif à atteindre. Selon un rapport du Haut conseil pour le climat publié en 2024, la France importe 40 à 50 % des légumes qu’elle consomme, 20 % de la viande bovine, et 30 à 40 % du porc ou de la volaille. A l’inverse, la production intérieure permet de s’auto-approvisionner en blé tendre (à 196 %) ou en lait (à 123 %). Les rachats de terres par des grands groupes n’infléchissent pas cette tendance car ceux-ci se concentrent en très grosse partie sur la production céréalière. Pour les jeunes agriculteurs, l’ombre de ces méga-exploitations est de plus en plus menaçante. Leur capital est colossal, ce qui les rend encore une fois impossible à reprendre, et l’agriculture raisonnée et locale n’est plus qu’une utopie.

« Sanctuariser les terres »

Un autre enjeu inquière Mathieu Favodon : l’utilisation des terres agricoles pour la production d’énergie. « Notre travail a de moins en moins de sens, on oublie qu’on est paysan. Les promoteurs viennent directement toquer à nos portes pour poser des panneaux solaires sur nos terrains, commente l’éleveur. Avec l’agrivoltaïsme et les méthaniseurs, les agriculteurs produiront bientôt l’électricité et le gaz à mettre sous la casserole, mais on n’aura plus rien à mettre dedans. »

Effectivement, les projets pour poser des panneaux solaires sur les terres agricoles pullulent. Avec des offres alléchantes allant jusqu’à 3 000 euros l’hectare, les groupes privés savent comment approcher les agriculteurs en difficulté. Si certains voient l’agrivoltaïsme comme une véritable bouffée d’oxygène dans un contexte financier difficile, d’autres craignent pour la pérennité de leurs terres. Les entreprises signent en effet des contrats de trente ans avec les agriculteurs, ne se souciant ainsi pas des futurs repreneurs potentiels. Une fois de plus, la transmission des exploitations entre agriculteurs est compromise par l’arrivée de nouveaux acteurs. « Les paysans doivent comprendre qu’il faut sanctuariser les terres, sinon, on court à notre perte », conclut Bernard Favodon.

Léna Lambert